Dans les années 1980, deux traders de légende, Richard Dennis et William Eckart, se posaient une question essentielle : les grand traders (et les grands investisseurs) sont-ils nés avec des capacités particulières? Ou doivent-ils leurs résultats extraordinaires uniquement à la stratégie boursière qu’ils utilisent?
Dennis était convaincu que n’importe qui pouvait gagner beaucoup d’argent en bourse simplement en utilisant une méthode de qualité. Eckhardt était convaincu que les grands investisseurs, comme la plupart des grands champions, sont dotés de capacités naturelles qui les prédisposent à exceller dans leur discipline, et ne sont pas réplicables.
Pour apporter une réponse définitive à cette question, ils firent une expérience. Ils recrutèrent 23 personnes n’ayant aucun lien ni avec le trading, ni avec les marchés financiers, et décidèrent de leur enseigner les méthodes exactes qu’eux même utilisaient pour gagner de l’argent en bourse.
Ils surnommèrent ce groupe « les tortues », en référence à une phrase de Richard Dennis, qui revenait de la visite d’un élevage de tortues dressées en Asie à l’époque : « Nous allons élever des traders comme on élève des tortues à Singapour ».
En l’espace de 5 ans, le groupe de « tortues » ainsi formé gagna sur les marchés un total cumulé de 175 millions de dollars avec une performance moyenne de 80% par an. Nous allons voir dans cet article quelle était la stratégie boursière des tortues, et qui, entre Dennis et Eckhardt, avait finalement raison.
Table des matières
Le prince de la fosse et le mathématicien
Richard Dennis est un trader sur les matières premières qui a commencé sa carrière dans les années 1970. Il a transformé son maigre capital de départ de quelques milliers de dollars en plus d’un million en moins de 5 ans, principalement en utilisant les contrats futures (des instruments à fort effet de levier) sur les graines de soja.
Dennis était surnommé « the prince of the pit » (littéralement « le prince de la fosse ») du fait de son grand succès (car les matières premières s’échangeaient à l’époque depuis un espace du Chicago Board of Trade qui était surnommé « la fosse »).
William Eckhardt est un trader lui aussi et un docteur en mathématiques appliquées. Le fonds d’investissement qu’il a crée a réalisé des performances supérieures à 20% par an durant plus de 20 ans.
Gagner de l’argent en bourse est-il inné ou acquis?
Richard Dennis pensait que son important succès sur les marchés financiers n’était du qu’à ses méthodes d’investissement, tandis que William Eckhardt était convaincu que les performances exceptionnelles de Dennis étaient simplement dues au fait qu’il était un trader exceptionnel, et que même en enseignant ses méthodes, personne ne pourrait répliquer ses performances.
Les deux hommes décidèrent d’apporter une réponse à cette question en recrutant un groupe de 21 hommes et 2 femmes de divers milieux différents, qui n’avaient aucun lien particulier avec les marchés financiers. Ils mirent un point d’honneur à recruter toutes sortes de profils, parmi lesquels (entre autres), un comptable, un économiste, un musicien, un professeur de langues, un historien, un géologue, un courtier, un serveur et un dessinateur de jeu de plateaux.
Le seul dénominateur commun selon Dennis fut qu’il recherchait des gens « qui avaient une propension naturelle à la prise de risque calculée ».
Deux semaines de formation, 1 million chacun
Ils leurs enseignèrent ensuite leurs méthodes durant deux semaines de formation intensive, et après une courte période de test, donnèrent un million de dollars à chacun, issu de leurs propres capitaux, à trader en temps réel sur les marchés.
C’était un pari extrêmement osé et beaucoup les jugèrent fous de donner tant d’argent à de parfait novices après une si courte formation. Les résultats de leur groupe de « tortues » furent suivi avec grand intérêt par le Wall Street Journal et les quotidiens financiers de l’époque, non sans un certain scepticisme : comment un groupe de novices pourrait-il battre des professionnels du secteur avec des années d’expérience?
Quand l’expérience se termina, les tortues avaient gagné une somme totale de 175 millions de dollars, avec des performances moyennes autour des 80% par an, voici le tableau publié dans le Wall Street Journal de l’époque.
Pendant longtemps leur stratégie fut tenue secrète (les tortues ayant signé un accord pour ne pas divulguer les méthodes qui leur avaient été enseignées), mais depuis le temps est passé et leur stratégie a fini par fuiter.
Observons donc dans le point suivant quelle était la stratégie boursière des tortues.
Stratégie boursière : la stratégie des tortues
Les tortues employaient une stratégie dite « de suivi de tendance », c’est à dire une stratégie ayant pour objectif de capitaliser sur des décalages assez rares mais très importants des prix boursiers, et leurs règles d’achat et de vente étaient en réalité… ridiculement simples.
Êtes-vous prêt pour les règles exactes d’achat et de vente qui leur ont permis de gagner 80% par an?
Les règles d’achat et de vente des tortues
Ils achetaient automatiquement quand les prix d’un actif boursier qu’ils suivaient marquaient un nouveau plus haut à 55 jours et ils vendaient automatiquement quand le prix de cet actif marquait un nouveau plus bas à 20 jours.
La stratégie marchait dans les deux sens, c’est à dire que si c’était un plus bas à 55 jours qui était cassé, une position vendeuse était initiée et clôturée sur cassure d’un plus haut à 20 jours. C’est tout pour les règles d’achat et de vente.
Pour donner un exemple concret : si le plus haut du pétrole sur les 55 derniers jours était à 100 dollars le baril, et que le pétrole montait à 101, ils achetaient. Si le pétrole montait ensuite à 200 et que le plus bas à 20 jours était à 180, ils vendaient leur position si le pétrole passait à 179, capturant ainsi la majorité du mouvement.
Est-ce tout ce qu’il faut savoir pour gagner 175 millions? Pas vraiment.
Les règles de gestion des risques des tortues
Ce qui leur a fait gagner beaucoup d’argent, ne réside en réalité pas dans les règles d’achat et de vente elles mêmes, mais dans les règles complexes de gestion des risques qu’ils avaient mis en place.
La taille des positions était déterminée en fonction de la volatilité du marché sur lequel ils tradaient. L’or étant plus volatile que les obligations par exemple, ils ajustaient automatiquement la taille de leurs positions pour que chaque trade présente le même niveau de risque. Ils avaient également des ordres « stop » de protection calculés en fonction d’un pourcentage de la volatilité journalière selon un algorithme simple qu’ils avaient développé.
Un second facteur sous estimé a contribué à l’essentiel de leurs gains : la diversification.
L’importance de la diversification
Les tortues ne tradaient pas juste les actions, ou juste le pétrole. Ils tradaient tout : or, matières premières, taux d’intérêts, graines de soja, pétrole, devises, etc.
Leur méthode d’investissement n’aurait jamais fonctionné sur une seule classe d’actif car il peut se passer des années durant lesquelles un marché donné peut rester « sans tendance » et donc faire perdre de l’argent à quelqu’un qui utiliserait ce système. Trader tous les marchés à la fois réduit ce risque.
C’est cette partie qui rendait leur système solide, pourtant tout le monde ne cherchait à savoir qu’une seule chose à l’époque : leurs règles d’achat et de vente (qui étaient en réalité la partie la moins importante et la plus classique de leur méthode).
Si les retours des tortues peuvent sembler exceptionnels, il y avait cependant des problèmes majeurs avec la stratégie boursière qu’ils employaient, comme nous allons voir dans le point suivant.
Stratégie boursière, investissement et psychologie
La moitié à peu prêt des tortues sélectionnées n’arrivaient pas à gagner de l’argent avec le système, pourtant gagnant, enseigné par Dennis. Comment cela se fait-il?
Et bien il s’avère que la stratégie boursière des tortues était horriblement difficile à suivre psychologiquement.
Stratégie des tortues : une méthode simple, mais pas facile
Capitaliser sur les grandes tendances signifie que moins de 40% des trades que prenaient les tortues étaient gagnants. Certaines années, il pouvait y avoir 70% de trades perdants pour 30% de trades gagnants.
Toute la performance du système était faite sur un ou deux grands gagnants par an qui venaient compenser toutes les petites pertes. Rater ces quelques trades gagnants signifiait réaliser des performances médiocres ou négatives sur l’année.
Et après avoir placé, un, deux, trois, quatre trades perdants d’affilée, les tortues les moins robustes commençaient à perdre confiance dans le système. Au moment de placer leur cinquième trade : elles doutaient… et rataient parfois le trade de l’année. Seules les tortues les plus disciplinées gagnaient de l’argent. Ce qui me conduit au second point.
Dans une certaine mesure, les tortues sceptiques avaient raison, car à un certain point : le système à bel et bien cessé de fonctionner.
La mort des tortues?
L’expérience des tortues s’est produite dans les années 1980, qui était une période idéale pour les stratégies de type « suivi de tendance ».
Seulement l’environnement financier a peu à peu changé, et pour un ensemble de raisons plus ou moins claires, le système a cessé de fonctionner à partir des années 1990 (voici à quoi ressemble la courbe de performance de la stratégie boursière des tortues dans le temps) :
Comme vous pouvez le voir, le système vous aurait fait gagner une somme d’argent massive entre 1970 et 1990 et… plus rien ensuite. Les tortues n’avaient pas un système de trading magique : elles avaient simplement le bon système au bon moment.
Beaucoup d’anciennes tortues on fait faillite dans les années 1990. En fait Dennis lui même à fermé son principal fonds au début des années 1990 suite à des pertes importantes, il a ensuite géré quelques fonds entre 1990 et 2000 sans parvenir à répliquer le succès qu’il avait pu avoir dans les années 1980.
En fait il a cessé toute activité dans le domaine en 2000 suite à des pertes en capital (une partie de l’histoire qui est rarement racontée).
Est-ce que cela veut dire que le suivi de tendance (le coeur de la stratégie boursière des tortues) ne fonctionne pas?
Je n’irais pas jusque là. De nombreuses tortues ont continué de gagner des retours annuels extrêmement élevés grâce a des systèmes de suivi de tendance qu’ils ajustent régulièrement. C’est simplement que les systèmes modernes ont tendance à être de véritables usines à gaz de complexité mathématique.
Les règles « simples » des tortues, semblent désuètes aujourd’hui car la concurrence à beaucoup augmenté (de concert avec la puissance de calcul des ordinateurs), et seuls les plus malins (ou les plus chanceux, la question est toujours difficile à trancher) ont survécu. La nature fondamentale des marchés financiers, qui est de développer de grandes tendances qui persistent dans le temps ne changera probablement jamais.
En revanche, les moyens qui doivent être mis en oeuvre pour capturer ces tendances sont en constante évolution. A titre d’exemple, le gérant de Hedge Fund et « suiveur de tendance » anglais David Harding de Winton Capital emploie à temps plein une centaine de doctorants en mathématiques, et la performance du fonds se situe autour des 17% par an depuis 20 ans avec seulement 2 années perdantes.
Alors, quelles sont les leçons que l’on peut tirer (selon moi) de cette expérience des tortues?
- N’achetez pas de système de trading automatique : cet article vous donne la raison principale pour laquelle des individus peu scrupuleux essaient de vous vendre des systèmes miracles : ils savent très bien qu’ils peuvent cesser de fonctionner à tout moment. L’argent crée par le système n’est pas certain, celui qui vient de votre poche l’est. Les règles du système des tortues avaient été vendues autour des 10 000 dollars à l’époque. Les vendeurs sont riches, les clients c’est moins sûr!
- Méfiez vous des performances extraordinaires : personne ne peut réellement savoir si elles relèvent de la chance pure ou de l’intelligence de leur créateur. Richard Dennis était à n’en pas douter quelqu’un d’incroyablement intelligent. C’était aussi quelqu’un d’incroyablement chanceux.
- Un système gagnant sur le papier ne garantit pas de faire des profits : la moitié des tortues ne gagnaient pas d’argent. Si vous cumulez le risque d’avoir un système qui cesse de fonctionner et celui de ne pas arriver à suivre le système à long terme, vous comprenez pourquoi il y a si peu de traders gagnants.
- Mettez l’accent sur la gestion des risques et la diversification : l’intelligence du système des tortues ne résidait pas dans ses points d’achat ou de vente mais dans sa gestion des risques. Notez que la performance du système s’approche de zéro mais que le compte reste préservé. C’est la marque d’une gestion des risques de qualité. Un système qui n’a pas cet élément et cesse de fonctionner réduira rapidement votre compte à zéro.
Mais alors quelle stratégie boursière adopter si l’on est pas mathématicien?
Les conclusions de l’expérience des tortues sont une des raisons pour lesquelles j’ai personnellement arrêté le trading. J’ai utilisé plusieurs stratégies et comme dans l’exemple donné ici, certaines ont rapporté de l’argent. D’autres ont cessé de fonctionner brutalement et sans raison particulière. Il est très difficile de faire confiance à des stratégies qui peuvent cesser de fonctionner à tout moment. (N.B : rien n’empêche de trader pour la stimulation intellectuelle et « tenter sa chance », mais je déconseille fortement de mettre l’argent de sa future retraite dans toute forme de stratégie exotique. Quoique je ferais probablement confiance à David Harding et à ses 100 mathématiciens, mais je suis loin d’être assez riche pour qu’il accepte de gérer mon argent!).
Quelle est l’alternative?
Investir dans quelque chose de simple et de robuste. Cela fait plus d’un siècle qu’investir à long terme dans les actions fonctionne, et vous n’avez pas besoin d’un doctorat en mathématiques pour pouvoir en profiter. Il y a certes eu des périodes plus difficiles que d’autres (comme l’année 2008) mais ceci est vrai pour toutes les stratégies d’investissement.
De plus, les solutions pour réduire ces risques existent. Investir dans des sociétés de qualité qui font des profits et ont de bonnes perspectives de développement est simple, logique, et fonctionnel.
La seule manière que cela cesse de fonctionner est que l’économie mondiale cesse de fonctionner, une situation dans laquelle les pertes éventuelles sur un portefeuille d’actions deviendraient une préoccupation tout à fait secondaire.
C’est un scénario auquel je ne crois pas beaucoup car cela reviendrait à dire que l’humanité à atteint ses limites en terme d’inventivité, d’innovation et de création de valeur, et je pense que nous en sommes très loin. Si vous avez aimé l’idée de suivre des tendances en bourse, voici le graphique du marché action américain depuis 1900.
Tant que l’humanité continuera d’être créative, cela me semble être une assez bonne tendance à suivre à long terme.
(P.S. : Si vous avez trouvé cet article utile n’hésitez pas à le partager, et si l’expérience des tortues et le suivi de tendance vous intéressent, je vous recommande le livre intitulé « Suivre la tendance » écrit par A. Clenow gérant de fonds professionnel qui utilise actuellement avec succès ce type de stratégie.
Attention cependant, Clenow a une approche très mathématique du sujet. C’est aussi un des rares à donner autant de détails sur ce type de stratégie ; la préface de son livre est d’ailleurs écrite par une ancienne tortue : Curtis Faith.)
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