Il y a longtemps que je voulais consacrer un article au « biais du survivant« , un concept très utilisé dans le monde de l’investissement (et encore plus utilisé dans celui du webmarketing) pour nous vendre en masse des stratégies d’enrichissement douteuses.
Vous l’aurez noté, je partage sur ce site des méthodes d’investissement assez défensives (du moins par rapport à d’autres), et on me demande parfois pourquoi j’utilise une méthode plutôt qu’une autre, pourquoi je ne fais pas certains placements (qui sur le papier ont pourtant l’air plus rentables), et pourquoi j’ai tendance à diversifier autant mes investissements.
Je pense que vous trouverez beaucoup de réponses à ces questions dans cet article dédié au « biais du survivant ».
Ce que nous y verrons (entre autres) :
- Ce qu’est le biais du survivant (en investissement et en business en général)
- Les principaux traits de caractère des millionnaires (et pourquoi le « millionaire mindset » est un mythe)
- 5 facteurs clés pour faire la différence entre un individu talentueux et un individu chanceux
Le mythe de l’état d’esprit du millionaire
Il y a une sorte d’addiction au succès dans nos sociétés, et les investisseurs et les entrepreneurs « qui ont réussi » nous sont souvent présentés comme des sortes de prophètes qui détiendraient les secrets de la réussite et de la richesse.
Tout le monde aime relayer leurs citations inspirantes, leurs discours pleins de grandes envolées lyrique, et on peut trouver sur Youtube de nombreuses vidéos où Elon Musk, Arnold Schwarzenneger ou Steve jobs sont longuement interrogés pour savoir si ils sont plutôt pancakes ou shaker de protéines au petit déjeuner, plutôt couche tôt ou couche tard, plutôt slips ou caleçons, comme si c’était là que pouvait résider le secret de tous leurs accomplissements.
Le problème lorsque l’on donne la parole à ceux qui ont réussi (sans la donner à ceux qui ont échoué), et que l’on ne pose pas nécessairement les bonnes questions, c’est que l’on a une vision du monde qui devient par nature biaisée, et c’est justement là que l’on peut se retrouver victime du fameux « biais du survivant ».

Qu’est-ce que le biais du survivant?
Plutôt qu’une austère description wikipédia, illustrons cela par une parabole (tirée des écrits de Cicéron, et rapportée dans le livre « le cygne noir : la puissance de l’imprévisible » de Nassim Taleb) :
« Lors d’une visite d’un sanctuaire dédié aux dieux, on présenta à Diagoras, un philosophe grec célèbre pour son athéisme, de nombreuses tablettes dépeignant des naufragés sauvés des flots par leurs prières. Le prêtre demanda ensuite « Toi Diagoras, qui est convaincu que les dieux ne se mêlent en rien des affaires des hommes, comment expliques-tu alors qu’ils en aient tant sauvés? » Diagoras répondit : « C’est simple. Ceux qui ont priés et se sont noyés ne sont dépeints nul part. »
Vous l’aurez compris, le biais du survivant consiste à tirer des conclusions erronées en écoutant uniquement ce qu’ont à nous raconter les « survivants » d’un échantillon statistique (qui sont en fait des anomalies plutôt que la norme), et en ignorant tous les autres (qui sont pourtant plus nombreux).

Dans cet exemple, les choses peuvent sembler évidentes. Pourtant nous faisons tous au quotidien des erreurs de jugements semblables à celle du prêtre, et ces erreurs débouchent sur des croyances erronées. Et lorsque nous faisons reposer nos choix financiers, professionnels ou personnels sur de fausses croyances, les résultats peuvent s’avérer désastreux.
Surtout lorsque la société dans son ensemble semble nous pousser vers les mauvais choix. Une bonne illustration de ce phénomène est ce que j’appelle le mythe de « l’état d’esprit du millionaire ».
Les principaux traits de caractère des millionnaires
Combien d’auteurs et de youtubeurs ont interviewé des gens devenus millionnaires en partant de rien pour essayer de déterminer quelle était la recette magique de leur succès? Des dizaines, des centaines? (j’avoue être moi même assez friand de ce genre de contenu, et j’en ai consommé de grandes quantités, surtout lorsque j’étais à la fac).
Si vous voulez un résumé rapide de ce j’ai appris, voici les principaux traits de caractère que vous retrouverez chez les millionaires/entrepreneurs/investisseurs à succès :
- Ce sont des marginaux : par définition on ne peut pas obtenir des résultats extraordinaires en prenant des routes ordinaires. Nous connaissons tous ce cliché hollywoodien de l’entrepreneur considéré par tous comme un raté ; jusqu’au moment où les choses commencent soudainement à marcher pour lui. Ou du businessman à succès si excentrique qu’il semble aussi être dangereusement proche de la folie (Howard Hughes dans l’excellent film de Scorsese « Aviator », ou plus proche de nous : Donald Trump).
- Ils ont souvent des problèmes avec l’autorité : la plupart des millionaires sont des investisseurs ou des entrepreneurs, et la plupart des investisseurs ou des entrepreneurs le sont parce qu’ils ne supportent pas d’avoir quelqu’un au dessus d’eux qui leur dit quoi faire toute la journée. Mark Cuban est devenu entrepreneur après s’être fait virer pour avoir désobéi à son supérieur, Ray Dalio a fondé le plus gros Hedge fund de la planète après avoir collé son poing dans les gencives de son précédent boss.
- Ce sont des preneurs de risques : encore une fois on connait tous le profil de l’entrepreneur qui a claqué la porte de son boulot sans aucune autre option devant lui pour lancer sa boite, celui de l’acteur américain qui dort dans sa voiture en attendant de percer (Sylvester Stallone), ou du trader (tel que Jesse Livermore) qui mise l’intégralité de sa fortune personnelle sur UNE opération (et réalise au passage les plus gros profits de l’histoire de la bourse).
Ces histoires sont motivantes (et on nous les spamme à longueur de journée sur Instagram).
Seulement savez-vous aussi quel profil d’individu est marginal, a des problèmes avec l’autorité, et aime prendre des risques? Mon cousin Roger, qui est alcoolique, n’a jamais travaillé et vit dans une caravane depuis des années pour fuir le fisc, ses 2 ex femmes, et les dettes de jeu qu’il a contracté en défiant la moitié de la population locale au poker. Seulement lui, il est peu probable qu’il soit interviewé dans Forbes, ou que l’on fasse un biopic sur sa vie.
Ce que je veux dire ici (vous l’aurez compris), c’est que le profil type du millionaire selon les magazines n’est pas celui d’un individu « fait pour réussir », mais celui d’un individu fait pour obtenir des résultats extrêmes… dans un sens ou dans l’autre.
Et c’est la même chose en investissement!
(Notez comme je retombe sur mes pieds en étant parti d’une parabole de Cicéron, et en vous ayant parlé entre temps de mon cousin Roger).
Biais du survivant et investissement (où est-ce que je veux en venir)
Souvent les investisseurs considérés comme les plus brillants sont difficiles à discerner des investisseurs simplement chanceux… et ce sont souvent ceux qui ont pris le plus de risques (et qui ont donc obtenu les résultats les plus extrêmes).
Ces personnes ont ensuite droit à des articles de presse où ils sont présentés comme « des génies », car comme le disait le prix nobel d’économie comportementale Daniel Kahneman : « une décision stupide débouchant sur une issue positive est souvent considérée rétrospectivement comme une décision brillante ».
Regardez plutôt cette liste des unes des magazines Times, Business Week, et Forbes sur lesquelles sont présents respectivement Warren Buffett (vous l’aurez reconnu), Eddie Lampert et Bill Ackman, 3 légendes vivantes du monde de l’investissement. Et ce que vous voyez à gauche, c’est le cours de leurs plus grosses positions respectives post couverture :

Ackman et Lampert se sont particulièrement distingués au cours de ces dernières années par leur paris désastreux (et ils étaient considérés jusqu’ici comme « des génies »). Si vous aviez suivi leurs judicieux conseils d’investissement (tout en les rémunérant pour ça)… pas sur que vous auriez été très contents des résultats (ps : les deux ont commis des péchés d’orgueils, ils ne sont pas devenus « subitement mauvais », mais ce serait là le sujet d’un autre article).
Enfin bref la question que vous vous posez maintenant surement après ce long argumentaire c’est… comment éviter d’être victime du biais du survivant? (et de suivre malgré nous des gens dont les méthodes sont mauvaises, et qui ont réussi par chance plutôt que par talent?)
5 facteurs pour reconnaitre l’oeuvre du biais du survivant
Nous allons voir ici 5 grands facteurs qui vous permettront d’identifier quelqu’un qui a réussi plutôt grâce à la chance que grâce à son talent, et/ou qui utilise des stratégies de business qui auront relativement peu de chances de marcher pour quelqu’un d’autre que lui même.
1/ Forte concentration des paris réalisés (grosse prise de risque)
Une première manière de reconnaitre facilement quelqu’un qui a réussi grâce au biais du survivant et à la chance pure plutôt que grâce à son talent… c’est lorsqu’on a affaire à des individus qui ont fait des « all ins » réussis de manière répétée.
Dans la vraie vie comme au poker, concentrer tout son capital sur un seul pari sans gérer les risques vous sortira plus souvent de la table de jeu qu’autre chose. C’est aussi l’erreur principale qu’ont commis Ackman et Lampert dans l’exemple ci-dessus : tout miser (ou presque) sur une seule société. Sears pour Lampert, Valeant pour Ackman.
Aussi forte que soit leur confiance dans ces sociétés au moment où ils ont investi, il est simplement trop risqué de concentrer trop de capital à un seul endroit, tout simplement parce que personne ne peut prévoir le futur et que dans le monde réel, trop d’aléas peuvent survenir pour détruire les plans que l’on avait en tête.
Berkshire Hathaway, la société de Warren Buffett, a toujours détenu entre 30 et 40 sociétés en portefeuille en moyenne, il n’a jamais fait reposer ses performances sur un seul gros pari.
Plus on concentre les paris, plus les résultats ont tendance à être dictés par la chance.
2/ Vitesse d’enrichissement excessive
Même en utilisant des stratégies robustes, s’enrichir en investissant son argent prend un certain temps. Une bonne manière de reconnaitre un « survivant » plutôt qu’un bon investisseur, c’est d’avoir en face quelqu’un qui prétend être devenu riche en 6 mois (ou 2/3 ans) uniquement grâce à ses compétences d’investisseur.

Sur Facebook j’ai souvent des publicités pour des formations immobilières où certaines personnes expliquent comment elles ont « bâti leur indépendance financière » en empruntant des sommes en millions à la banque pour financer des projets gargantuesques et ridiculement risqués qui leur ont permis de quitter leur job en moins de temps qu’il n’en faut pour dire « surendettement ».
« Indépendant » avec 1 million d’encours bancaire à rembourser, en priant pour que la fiscalité des Air BnB ne change pas entre temps pour venir cisailler le cashflow du projet, et avec 10 000 euros d’épargne de coté pour faire face à d’éventuels problèmes sur un bâtiment à 1 million… ce n’est pas vraiment ce que j’appellerais une retraite sereine.
D’autant plus que c’est supposé être plus ou moins leur seule source de revenus pendant les 40 prochaines années…
La même chose est arrivée plus récemment sur le Bitcoin, avec toutes ces pubs « Devenir millionaire avec les cryptomonnaies : ma méthode« . Leur méthode est simple. Ils ont fait un « all in » sur les cryptos pendant un des plus gros marchés haussiers de l’histoire et ils ont attendu. C’est tout. Cela se résume à cela et n’implique aucun talent particulier. Juste de la chance et un certain gout pour les prises de risques excessives (notez qu’on les entend moins depuis janvier d’ailleurs).
3/ Argumentaire émotionnel plutôt que rationnel
Si vous reprenez le graphique du gagnant du loto posté plus haut dans l’article, vous y verrez en filigrane l’histoire webmarketing classique du « j’avais 37 dollars en poche, j’ai travaillé et travaillé, j’ai fais un gros pari, et soudainement tous mes problèmes étaient derrière moi, et c’est parce que j’ai persévéré et travaillé dur, et que je sais quelque chose vous ne savez pas. Vous voulez savoir ce que c’est? C’est seulement 997 dollars. J’accepte l’american express. »
Toutes les histoires qui commencent selon moi par un tire larmes du style « je vivais dans la rue, j’étais fauché, j’avais 6 enfants sourds muets et un chat cyclothymique à nourrir » sont par nature suspectes. Ce sont des ficelles surutilisées dans le marketing. On commence par faire appel à la partie émotionnelle du cerveau pour endormir la partie rationnelle, ce qui rend plus enclin à compatir et moins enclin à se dire « hey mais attendez, si je pose ça sur une feuille A4, sa stratégie n’a aucun sens!« .
Ce n’est pas toujours le cas bien sûr (certains ont vraiment eu des parcours de vie particuliers). Mais cela reste à mon sens un drapeau rouge majeur.
4/ Confiance en soi démesurée
Les meilleurs investisseurs que j’ai rencontré (et dont j’ai pu lire les écrits) sont humbles.
Ils savent que le monde est incertain et qu’ils ne savent pas tout. Les pires investisseurs que j’ai rencontré en revanche ont tendance à être très sûrs d’eux et à être pleins de convictions. Ceci en grande partie à cause de l’effet Dunning-Kruger que j’ai déjà évoqué dans un précédent article sur les biais qui conduisent les investisseurs à l’échec.

Pour paraphraser un célèbre philosophe grec : ils ne savent pas qu’ils ne savent pas. Et ce qu’on ne sait pas en business coûte très cher.
5/ Vision du monde en noir et blanc
Ce point découle du précédent. Le monde est par nature en niveau de gris, la réalité est complexe, et personne ne peut prévoir le futur. Chaque fois que j’ai quelqu’un en face de moi qui me dit des choses du style « il est impossible de perdre de l’argent sur les cryptomonnaies« , ou « le bitcoin sera à 105 550 euros d’ici 6.5 mois« . Je sais que j’ai affaire à quelqu’un qui ne sait pas vraiment de quoi il parle (ou qui est payé pour donner un avis malgré lui).
Comme le disait George Soros : « L’idée que l’on peut prévoir ce qui va se passer va à l’encontre de ma vision des choses : vous devez avoir un plan pour chaque scénario« . Un investisseur intelligent et réellement talentueux aura toujours plusieurs scénarios en tête. Il vous dira plutôt quelque chose du genre « si l’action X suit le chemin A que je pense qu’elle va suivre dans les X prochains mois/années, je prendrai une position dessus autour du prix P. Si elle suit le scénario B, et que les choses ne se passent pas comme prévu, je sortirais autour du prix Z pour la raison Y ».
Si vous n’avez pas de plan précis de sortie au moment ou vous rentrez une position, il y a de bonnes chances que vous n’ayez en fait pas de plan du tout. Parfois les choses ne se passent pas comme prévu, et dans ce cas là que ferez vous?
Conclusion
Plus on prend de risques incontrôlés, plus nos résultats sont soumis à la chance pure, c’est mathématique.
C’est pour cela que personnellement, j’aime l’investissement en actions à dividendes croissants. J’utilise une stratégie conçue initialement pour obtenir des rendements supérieurs au marché (cela a fonctionné jusqu’à présent), si jamais cela ne fonctionnait plus subitement pour une raison X ou Y, j’aurais toujours un ensemble de sociétés de qualité supérieure me payant des dividendes en augmentation chaque année. Et si jamais les sociétés que j’ai en portefeuille devenaient incapables de payer, ce serait à cause d’un cataclysme économique majeur, qui impliquerait que nous aurions des problèmes bien plus importants à gérer (du genre, trouver de la nourriture et de l’eau potable).
Idem en immobilier je recommande souvent les studios ou les relativement petites surfaces, pourquoi? Parce que cela vous permet de diversifier et de gérer vos risques, à l’inverse de projets « all in » à endettement monstrueux et où vous concentrez tout à un seul endroit en priant pour que tout se passe bien ensuite. Ceux qui ont fini en faillite personnelle suite à un projet immobilier trop ambitieux qui a mal tourné ne seront jamais interviewés sur youtube. Pourtant à titre personnel, j’en ai rencontré plusieurs.
Le danger lorsque l’échec devient invisible, c’est que les raisons qui font la différence entre l’échec et le succès le deviennent également.
Alors la prochaine fois que quelqu’un se vante du talent et des compétences qu’il a du déployer pour gagner sa fortune, avant de suivre ses conseils, assurez-vous d’abord que vous avez réellement affaire à un expert, et pas juste à un « survivant » qui a eu la chance de se retrouver du bon coté de la distribution statistique.
Bonjour Pierre,
Cet article est encore une fois, à mon sens, très juste.
Il serait intéressant de mettre plus en lumière plutôt ces « échecs » afin de connaître les différents pièges à éviter pour mieux réussir !
Des articles consacrés aux différentes erreurs illustrées d’exemples concrets…
Merci
Bonjour (et merci pour le commentaire),
J’ai déjà consacré quelques articles au thème des erreurs à éviter comme celui ci : https://plus-riche.com/3-biais-investisseurs ou celui là : https://plus-riche.com/toucher-des-dividendes .
Ceci étant dit j’en ferai surement un plus détaillé sur le cas d’Ackman et ses erreurs au cours de ces dernières années (quand j’aurai du temps pour le rédiger), je pense que cela pourrait être un sujet assez intéressant vu qu’il a littéralement agit à l’encontre de ses propres principes d’investissement!
Bien cordialement
Bonjour Pierre,
Encore un article formidable.
En te lisant je me dis que les 3/4 des bloggeurs, youtubeurs et podcasters qui vendent des formations sont des pseudos « arnaqueurs »! Ils vivent de ce qu’ils vendent, pas de leurs investissements!